Alex Bastide: l’entrepreneur qui voulait retourner au gym
Après une expansion rapide, Alex Bastide, fondateur des restaurants L’Gros Luxe, a trouvé son statut de propriétaire unique trop lourd.
BLOGUE. Qu’est-ce qui pousse un entrepreneur à demander de l’aide?
Quel est le point de bascule où on ne veut plus être seul maître à bord?
Il existe au moins une dizaine de réponses à cette question.
Voici celle du restaurateur Alex Bastide, fondateur de la chaîne L’Gros Luxe. À la mi-janvier, après avoir ouvert et opéré huit établissements corporatifs, il a annoncé sa migration vers le franchisage. Et un partenariat avec le Group Büff (L’Oeufrier, Cantine Émilia, Café Chiado no.28).
J’ai voulu savoir ce qui a mené à cette décision.
En avril 2018, tu as participé à un épisode de «Dans l’œil du dragon», pourquoi?
Pour le marketing, c’est du showbusiness. J’avais amorcé mon expansion et je voulais me faire connaître. J’ai demandé 500 000$ pour 10% de mon entreprise.
Comment ça s’est passé?
Pas vraiment bien. J’en ai trop dit. J’ai voulu présenter tout mon modèle, au lieu de me concentrer sur mon projet de franchisage. J’ai parlé de franchises, de vêtements, de produits d’épicerie… J’ai même évoqué l’immobilier. J’ai perdu l’intérêt et l’attention des juges. J’ai voulu montrer le big picture, pour qu’ils voient le potentiel de mon concept.
Ton entreprise n’était-elle pas trop grosse pour un passage aux Dragons?
Peut-être… en même temps, Mme Germain aurait pu décider d’ouvrir un Gros Luxe dans tous ses hôtels. Et Dominique Brown, de Chocolats Favoris, connaît bien le franchisage. Il aurait pu s’intéresser à mon concept et me conseiller. Serge Beauchemin, lui, est un super mentor. Malgré les apparences, j’avais quelque chose à gagner, ne serait-ce que me sentir moins seul…
Tu as été actionnaire unique des restos L’Gros Luxe pendant quatre ans. Puis, c’est devenu lourd…
Mon entreprise peut avoir eu l’air trop grosse pour aller aux Dragons. Mais, derrière, il n’y avait qu’un actionnaire: moi. J’ai ouvert huit restaurants en 4 ½ ans, c’est tough. J’ai financé l’expansion seul. Je n’étais plus capable d’en prendre. Je voulais de l’aide. Aller aux Dragons était une stratégie pour en trouver. Je cherchais de l’argent, bien sûr, mais aussi du soutien.
Tu as ouvert le premier restaurant L’Gros Luxe en avril 2015. Quand as-tu ressenti la solitude du propriétaire unique?
Il y a deux ans. Les trois premières années, ça allait. Puis, j’ai eu besoin de parler de ce que je vis. Il y a des choses que tu ne peux pas partager avec tes employés. L’an dernier, j’ai ouvert trois restaurants; Victoriaville, Chicoutimi, Sherbrooke. Avant, je pouvais faire la tournée de mes restos en une journée. Aujourd’hui, oublie ça!
Où regarde-t-on quand on décide qu’on ne veut plus être le seul propriétaire?
J’ai tendu des perches. J’ai rencontré des grandes chaînes de restaurants: MTY (Bâton Rouge, Cultures, Ben&Florentine, etc.), Foodastic (La Belle et La Bœuf, Vinnie Gambini, Au Coq, Monza. Etc.), etc. J’ai aussi exploré l’avenue d’un partenaire investisseur et la vente de l’entreprise. Ce n’est pas évident. Ceux qui ont beaucoup d’argent n’ont pas le temps de te rencontrer. Et ceux qui ont le temps de te rencontrer, parce qu’ils trippent sur ton projet, ne disposent pas nécessairement des fonds dont tu as besoin.
Tu as opté pour un partenariat 60%-40% avec le Groupe Büff (l’Oeufrier, Cantine Émilia, Café Chiado no. 28)…
Nous avons le même comptable et les mêmes avocats. Je les ai rencontrés il y a trois ans, lors d’un souper organisé par Desjardins. Büff veut vendre des franchises L’Gros Luxe depuis plusieurs années déjà. J’ai résisté, je voulais demeurer propriétaire unique, contrôler ma marque. La gestion et les opérations au quotidien ont eu raison de moi. Et puis, j’aime la touche des gars de Büff, leur façon de traiter les gens. Ils sont gentils et flexibles avec leurs franchisés.
Parle-nous de ta vie de gestionnaire…
Huit restaurants de Montréal à Chicoutimi, c’est beaucoup. Gérer les achats, les horaires, etc. J’ai des gérants qui gèrent des gérants, ça n’a pas de fin. Et ça coûte cher. Là, je capote! 300 employés plus tard, je me suis dit, «Ce n’est plus la bonne formule. Je dois la changer.»
En affaires, soit tu demeures petit et tu contrôles tout, soit tu croîs et tu modifies ta formule…
On dirait bien.
Tu décris ton concept comme marginal. N’est-ce pas risqué de franchiser un concept marginal?
Je suis conscient du risque. Certains sont déçus. Ils ne comprennent pas ce que je fais. Ils pensent que je suis «vendu», que je deviens «commercial». Il y aura un équilibre à trouver. Je ne veux pas que mes restaurants deviennent des Subway ou La Cage. Je veux des franchises qui ont l’âme de mes restaurants corporatifs. Pour moi, L’Gros Luxe n’a jamais été qu’une chaîne de restaurants. C’est un mouvement. Je veux des employés qui peuvent parler avec les clients de ce qui se passe dans la société. Des étudiants en science politique, par exemple. Mais, malgré tous mes efforts, je sais que le concept ne pourra pas demeurer intact.
Tu as toujours entretenu une certaine image rebelle. C’est tout de même étonnant de te voir devenir franchiseur…
Oui et non. J’ai deux côtés à ma personnalité. C’est probablement pour ça que je ne fais pas l’unanimité. Ceux qui sont attirés par mon côté rebelle ne comprennent pas mon côté «capitaliste» et entrepreneur. En fait, je ne pense pas viser la croissance par simple gourmandise. Depuis que je suis adolescent, je rêve d’avoir une grosse chaîne internationale pour créer quelque chose d’unique et le partager avec le plus de monde possible. Et puis, j’adore la discipline et je suis un gros travaillant. J’étais un potteux et un skateux. Mais, à 16 ans, j’avais mon plan d’affaires. Et, à 19 ans, j’ouvrais ma première boutique.
Te sens-tu parfois en conflit avec toi-même?
Non, dans ma tête tout est clair. Mais je peux comprendre que certains qui m’aimaient soient déçus de la direction que je prends.
Éprouves-tu de la difficulté à te faire comprendre?
Oui, c’était déjà ainsi à l’époque de mes magasins de skate, quand j’ai commencé à acheter de la publicité dans les journaux et organiser des spectacles. Ça déplaisait. Je devenais trop gros, trop connu. Mais, la croissance fait aussi partie de moi.
Pourquoi ne pas avoir tout vendu pour lancer un nouveau concept, plutôt que de devenir franchiseur?
J’aime encore mon concept.
Les franchises posent un défi d’uniformisation. Le mac’n cheese doit avoir le même goût dans tous les établissements…
Je sais… il faudra faire des compromis et accepter de servir certains aliments prétransformés. Je vais m’associer à une cuisine centrale pour mes sauces, ma vinaigrette, mon fish’n chips, mes burgers, etc.
Il faudra t’ajuster au rôle de franchiseur…
J’ai laissé aller beaucoup de responsabilités, dont le design, pour me consacrer à la culture: transmettre ma passion, mon message et mes valeurs. Je vais passer du temps dans les restaurants avec les franchisés, les employés et les clients, pour m’assurer que l’ambiance et le marketing représentent la marque. Je sais que je n’aurai pas le même pouvoir qu’un propriétaire. C’est un rôle d’influence. Je deviens un coach. Je pense bien avoir la discipline et la patience pour y arriver.
Comment ton nouvel associé, Büff, et toi séparez-vous la propriété et les responsabilités?
Les huit restaurants L’Gros Luxe existants demeurent ma propriété. On a créé une nouvelle entreprise que je détiens à 60%, pour éviter de me faire racheter. Büff est responsable de vendre les franchises et d’intégrer les franchisés.
Comment imagines-tu ta nouvelle vie de franchiseur?
Je crois que je vais être plus heureux. Ça ressemble plus à ce dont j’ai envie. Ma vie était devenue trop lourde. Les quatre derniers mois ont été difficiles. J’ai vécu des moments d’anxiété, parfois de désespoir. Je suis prêt à faire des compromis pour retrouver une qualité de vie. Je veux retourner au gym.
Des compromis tu es prêt à en faire pour retrouver ta qualité de vie. Seras-tu aussi conciliant dans quelques mois, quand tu l’auras retrouvée?
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. J’ai 43 ans. Un nouveau chapitre s’amorce. Je ne vais pas nécessairement dédier mon attention aux mêmes choses qu’avant. J’aimerais, entre autres, devenir un ambassadeur des produits québécois. Je peux le faire avec le concept L’Gros Luxe. J’ai vécu 10 ans à Vancouver. Je me vois travailler à nouveau là-bas.
Si L’Gros Luxe perd son âme, seras-tu assez honnête pour le reconnaître?
Nous allons essayer de nous protéger en limitant les nombres de franchises à 25 au Québec, 20 au Canada.
Considères-tu le dossier réglé?
Pas encore, Büff pourra-t-il vendre mes restaurants corporatifs à des franchisés? Ça augure bien, on verra. Je suis prêt à toute éventualité. Regarde l’actualité: Caroline Néron, Téo Taxi… tu peux tout perdre. Un entrepreneur doit être prêt à ça.